mercredi 22 juin 2016
Aveugles, des obstacles à perte de vue. Laurent Joffrin / Libération le 5 janvier 2016
Déplacements, études, travail… Ne pas voir reste une épreuve de tous les instants et une source de vexations au quotidien. Incontestables, les actions gouvernementales sont encore insuffisantes. Ginette V. a eu de la chance. A une minute près, elle succombait à une mort atroce. Tout cela à cause d’une banale guérite de chantier… Aveugle récente, Ginette n’a pas encore eu le temps d’éprouver tous les pièges que la ville tend sans le savoir à ceux qui vivent dans la nuit permanente. Elle n’a pas non plus renoncé à une vie normale, par exemple à se rendre de Lunel (Hérault), où elle habite, à Montpellier, la métropole la plus proche. Avec sa canne ou son pied prudemment avancé, elle a appris à sonder devant elle le sol du trottoir. Si la surface est lisse, elle peut aller de l’avant. Mais si elle sent soudain un relief fait de petits dômes disposés sur une bande collée au sol, elle doit s’arrêter. Ces « bandes d’éveil de vigilance » signalent aux aveugles la bordure du trottoir, au-delà de laquelle les voitures circulent, ou encore le bord du quai dans une gare ou à une station de bus ou de tram. Danger ! Il faut attendre le signal sonore qui annonce le passage du feu au rouge, écouter l’arrivée du train, détecter le ronronnement du tram. Ou bien, petit geste humiliant qui se répète sans cesse, demander de l’aide à un passant.
Un labyrinthe. Ginette se déplace dans Montpellier en tram. Selon les normes en vigueur, les bandes d’éveil sont bien présentes sur la ligne, délimitant les zones sûres ou dangereuses. Mais, ce jour-là, un chef de chantier, sans penser à mal, a fait poser sur le quai une petite guérite de bois où l’on remise des outils. Les voyageurs n’en sont guère incommodés : il reste un passage bien visible de quarante centimètres le long du quai. Bien visible pour ceux qui voient… Ginette est surprise par cet obstacle inattendu qu’elle perçoit au bout de sa canne. Elle le contourne mais, du coup, elle ne sent pas les picots destinés à la prévenir qu’elle est au bord du quai. Elle tombe sur la voie et se casse la cheville. On la relève et on la soutient. Un instant après sa chute, le tram arrive. A une minute près, il broyait l’aveugle trompée par une triviale baraque de bois.
Ceux qui voient normalement ne peuvent pas savoir les insondables difficultés de ceux qui ne voient pas. Dans cette éternelle obscurité, tout est obstacle, tout est mystère, tout est danger. La ville est simple aux yeux de tout un chacun. Aux yeux défaillants, c’est un labyrinthe truffé de pièges. Le mobilier urbain s’est adapté et l’aide aux non-voyants est désormais la norme, notamment grâce aux précieuses bandes d’éveil de vigilance. Mais la norme n’est pas toujours respectée. Parfois les bandes manquent, ou bien elles sont occultées par un obstacle inopiné. Les signaux sonores indiquant que la voie est sûre sont rares. Les aveugles qui attendent au bord des trottoirs se guident à l’oreille. Mais certains véhicules, vélos ou voitures électriques, ne font aucun bruit. Difficile de voir quand on n’a que des oreilles.
L’équipement systématique des espaces urbains est l’une des grandes revendications des deux millions d’aveugles et d’amblyopes (dont l’acuité visuelle est faible) que compte la France. Les pouvoirs publics ont réagi et financé des équipements utiles. La Fédération des aveugles de France, qui publie en ce début janvier son traditionnel calendrier, illustré avec l’humour dont font désormais preuve la plupart des associations de handicapés (voir l’encadré), négocie sans cesse avec les gouvernements. Sous l’impulsion de Ségolène Neuville, secrétaire d’Etat chargée des Personnes handicapés, d’autres actions sont en cours, notamment pour faciliter l’élevage des chiens d’aveugles, qui donnent des yeux à ceux qui n’en ont pas. Mais les crédits se réduisent et les réformes s’en trouvent ralenties ou diminuées. L’adaptation de la ville aux non-voyants est loin d’être achevée.
Empêché de travailler. C’est encore plus vrai dans le domaine du savoir, qui passe la plupart du temps par le texte, c’est-à-dire par un mode de communication inaccessible aux aveugles, sauf traduction dans cet alphabet en relief inventé en France, le braille, qui a ouvert depuis deux siècles aux exclus de la lecture une voie directe vers la connaissance. Xavier W. travaille au conseil général du Nord, à la maison départementale des personnes handicapées. Il est inspecteur du travail. Pour exercer son métier, il doit utiliser un logiciel spécialisé. Mais le logiciel en question est inaccessible aux aveugles, faute d’une adaptation aux ordinateurs dont ils se servent. Empêché de travailler, Xavier est maintenant menacé de perdre son poste. On lui propose autre chose, mais dans une autre spécialité, qui n’est pas son métier d’origine…
Lucille F. doit passer son baccalauréat dans le Var. Elle se présente à l’heure dite. Mais on l’informe que les sujets adaptés en braille ne sont pas parvenus. Elle devra repasser l’examen plus tard, avec d’autres sujets. La jeune Sophie T. entre au collège à Montpellier. Pour pouvoir suivre les cours, elle a besoin d’un cartable électronique adapté aux personnes aveugles. Mais son coût est de 11 000 euros alors que le département ne peut débourser pour elle plus de 3 950 euros. Pour trouver la différence, sa famille a lancé un appel aux dons privés ou associatifs. En attendant, Sophie, prend du retard… Seulement 5 % des livres édités chaque année sont adaptés aux personnes aveugles ou amblyopes, c’est-à-dire traduits en braille, sonorisés ou bien numérisés pour des appareils spéciaux. Et ces livres adaptés sont trois à quatre fois plus chers que les autres.
Discrimination discrète. Bruno G. est maître de conférences à la faculté d’Orléans. Aveugle total, il ne peut lire les livres dont il a besoin car aucun ouvrage d’économie n’est accessible en braille. Pour dispenser son enseignement, il doit se faire lire les livres nécessaires par une assistante. Là aussi, le gouvernement agit : un plan culture et handicap est en cours d’élaboration. Mais les exemples sont innombrables de ces manquements, de ces retards, de ces insuffisances dans l’adaptation de la vie sociale aux personnes handicapées. Quand ils ne sont pas dangereux, ils sont la source d’innombrables vexations, de relégations involontaires et, au fond, d’une discrimination discrète, en dépit des efforts dispensés depuis des décennies. Résultat : la moitié des aveugles de France sont aujourd’hui au chômage, en dépit de leur bonne volonté et de leurs capacités. Longtemps ils ont trouvé du travail dans des métiers anciens. Ils rempaillaient des chaises, fabriquaient des brosses, devenaient accordeurs ou facteurs de piano, tenaient les postes de titulaires de tribunes d’orgues dans les églises. Mais ces métiers disparaissent et, sans des moyens de formation adéquats, il est très difficile de se reconvertir.
Tous ces combats sont ceux de la Fédération des aveugles de France. L’opinion est rarement alertée, la cause des aveugles suscite la sympathie mais rarement l’action. Des réformes utiles sont en cours, mais la Fédération craint le couperet des pénuries budgétaires. C’est la double malédiction contre laquelle se battent les associations : si les aveugles ne voient pas, il faut bien reconnaître qu’on ne les voit guère plus.
UN CALENDRIER POUR LA BONNE CAUSE. En 2011, la Fédération des aveugles de France avait affublé d’une canne blanche et d’une paire de lunettes noires Nicolas Sarkozy, Dominique Strauss-Kahn, Zinedine Zidane ou Michel Drucker. Grinçant, drôle souvent, le calendrier avait fait parler de lui. Cette année, les aveugles ont demandé à des dessinateurs de presse d’illustrer l’édition 2016, selon le même style de communication, qui parie sur l’humour plus que sur la compassion. Le but est toujours le même, explique le président de la Fédération, Vincent Michel : obtenir enfin « une citoyenneté pleine et entière pour les personnes déficientes visuelles ». Les pouvoirs publics tentent de répondre à ces demandes, les efforts sont incontestables. Mais en matière l’emploi, de formation, d’accessibilité urbaine ou numérique, beaucoup reste à faire : c’est l’objet d’une négociation permanente entre l’Etat et les associations, qui représentent deux millions de personnes. En attendant, la Fédération met en vente son calendrier, de manière à accroître ses moyens matériels, sans lesquels son combat resterait vain.